par Pierre Andrès | Nov 30, 2024 | Actualités organisation AICS-SR
Rendez-vous avec le patron de la DGSE dans la salle de crise
Terrorisme, ingérences étrangères, déstabilisation, révolution technologique… Nicolas Lerner, chef des espions français, reçoit « Le Point » dans la salle de crise de la DGSE.
Nicolas Lerner, le chef des espions français, dont le quotidien est fait de clandestinité, est curieusement un amoureux de la transparence. Contrôlée, certes, mais indispensable, selon lui, dans une démocratie où l’on ne peut laisser prospérer les fantasmes. Il ouvre la porte de son bureau aux journalistes du Point, ce qui permet d’entrevoir quelques photos, certaines personnelles et d’autres, dans un cadre noir, qui rendent hommage aux agents du service qui ont trouvé la mort en mission ces dernières années.
Il accepte surtout de montrer – et c’est une première – la fameuse salle de crise de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), ouverte 24 heures sur 24, et s’y laisse prendre en photo. L’angle est choisi pour qu’aucun secret ne soit dévoilé… L’œil indiscret n’apprendra donc rien d’une opération en cours au Moyen-Orient, ne saura rien d’un contact avec un officier russe ou d’une interception de communication entre deux interlocuteurs malintentionnés.
Mais l’ambition de celui qu’Emmanuel Macron a nommé en janvier 2024 à la tête des services de renseignement français est claire : montrer que, face aux menaces, la France a les moyens de se défendre. Montrer aussi aux adversaires de l’Hexagone qu’en dépit de sa discrétion la DGSE n’est pas dupe des intentions de ceux qui le menacent et qu’elle surveille ce qui se passe partout dans le monde. Avec ce message : si, pendant les JO, la France n’a pas connu d’attentat, ce n’est pas un coup de chance, c’est parce que les services français ont travaillé ensemble, sans rivalité, en anticipant les menaces, d’où qu’elles viennent.
Dans la foulée de ses deux prédécesseurs, qui étaient des diplomates, Nicolas Lerner, qui vient, lui, de la préfectorale et qui a dirigé ces dernières années la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), poursuit le gigantesque chantier de modernisation des services secrets français.
En 2019, pour la première fois, Emmanuel Macron donnait une feuille de route précise à ses espions – une première en France – intitulée « Stratégie nationale du renseignement ». Le document dresse la liste des périls que doit affronter le pays : les ingérences étrangères qui menacent la souveraineté ou la vie démocratique ; les entreprises de déstabilisation ; le terrorisme djihadiste… Les moyens sont là. Malgré l’état piteux des finances publiques, la loi de programmation militaire (2024-2030) augmente de 60 % les moyens budgétaires des services de renseignement. Pour faire face au fracas du monde et s’adapter à la révolution technologique.
Le Point : Comment passe-t-on de la DGSI, que vous avez dirigée pendant cinq ans, à la DGSE ?
Nicolas Lerner : Dès ma prise de fonction, j’ai été frappé par les similitudes entre les deux maisons : l’engagement au service du pays, le dévouement, la qualité exceptionnelle des 5 000 agents de la DGSI et des 7 500 membres du personnel de la DGSE. La différence principale est que la DGSI défend le territoire national alors que je dirige désormais un service à vocation offensive qui, s’il contribue à la défense du pays, va chercher du renseignement, pour une part importante, à l’extérieur de nos frontières.
Le métier, les méthodes, le cadre juridique, le savoir-faire, les pratiques sont différents. Le cœur de métier de la DGSE est l’espionnage, ce qui n’est pas la même chose que d’assurer des missions de contre-espionnage ou de contre-terrorisme. Le corollaire, c’est l’exigence absolue de clandestinité et de secret, qui complique bien évidemment la valorisation publique des nombreux succès que la DGSE enregistre. Mais ce secret contribue aussi à la grandeur et à la noblesse du métier très particulier qui est de servir au sein d’un service de renseignement extérieur.
La sécurisation des Jeux olympiques fut votre première épreuve…
La réussite sécuritaire des JO 2024 est le résultat de trois facteurs. D’abord, la France a organisé les Jeux après dix ans de renforcement et d’amélioration sans précédent de nos dispositifs de lutte antiterroriste, singulièrement depuis 2018 sous l’impulsion du président de la République. Notre pays a désormais l’un des mécanismes de lutte antiterroriste les plus performants du monde. Ensuite, nous avons pu compter sur le soutien très efficace de nos partenaires étrangers. Enfin, la sécurisation de l’événement a reposé sur une mobilisation exceptionnelle, qui avait démarré plus de trois ans avant, de tous les services de l’État, singulièrement du ministère de l’Intérieur et de la DGSI, le service chef de file en matière de prévention de la menace terroriste sur le territoire national. La DGSE, sous l’autorité du ministre des Armées, Sébastien Lecornu, a pris une part très active à ce travail interservices.

Nicolas Lerner, patron de la Direction générale de la sécurité extérieure, au siège de la DGSE, caserne Mortier (Paris 20e), le 15 novembre 2024. © Khanh Renaud pour « Le Point »
De quelle manière ?
La plus-value du service doit rester confidentielle, mais je peux vous dire, par exemple, que la DGSE a identifié et permis l’interpellation de plusieurs individus radicalisés sur le territoire national dans les semaines précédant l’événement. Elle a, en outre, directement participé à l’arrestation, à l’étranger, au printemps 2024, d’un des plus gros porteurs de menaces pour la zone européenne et la France.
La menace terroriste a-t-elle diminué depuis les attentats de 2015 en France ?
Ce n’est pas parce que les Jeux olympiques se sont bien déroulés que nous pouvons en déduire que la menace terroriste n’existe plus. Cette dernière revêt, schématiquement, trois composantes. Subsiste, d’abord, le risque permanent de passage à l’acte d’un individu isolé, parfois très jeune : c’est la menace dite « endogène ». Par ailleurs, certains individus plus aguerris, qui sont incarcérés ou qui sortent de prison, restent animés d’une volonté violente à notre égard.
Enfin, et c’est là que le rôle de la DGSE est le plus important, l’Europe reste visée par les groupes terroristes étrangers, en perpétuelle recomposition. Nous devons y être particulièrement attentifs car, historiquement, les menaces projetées vers notre territoire proviennent toujours de théâtres où les groupes terroristes ont réussi à constituer des sanctuaires. C’était le cas en Afghanistan, en Bosnie, en Syrie, en Irak…
L’activité de renseignement est indissociable de la souveraineté de chaque État.
À ce titre, la DGSE a aujourd’hui trois zones d’attention particulière. La Syrie, toujours, où l’organisation État islamique continue de se régénérer et de recruter. L’Afghanistan, ensuite, d’où sont animés les réseaux liés à l’État islamique au Khorassan (ISKP). Ceux-ci sont en capacité d’essaimer en Asie centrale, d’où l’importance de la coopération, qui monte fortement en puissance, avec les pays de cette zone. L’ISKP et les réseaux russophones qui lui sont liés constituent aujourd’hui la principale source de menace projetée.
Enfin, une troisième zone de préoccupation majeure est l’Afrique subsaharienne, où l’expansion des groupes terroristes constitue une menace directe pour les États et les populations civiles de la région, mais aussi pour nos propres intérêts dans la zone et potentiellement aussi, si ces groupes terroristes arrivaient à se structurer, pour nos propres intérêts à l’intérieur même de nos frontières.
En septembre, le Mossad a impressionné en faisant exploser des bipeurs piégés du Hezbollah au Liban. La DGSE pourrait-elle, si c’était un jour nécessaire, mener ce type d’opération ?
Il ne vous aura pas échappé que le service supposé avoir conduit cette opération avait peu communiqué à l’avance sur ses capacités à la mener… Je souhaite m’en tenir à cette règle, qui est à la fois une règle de protection et une garantie d’efficacité des actions les plus clandestines que nous serions susceptibles de conduire.
Quelles coopérations la DGSE entretient-elle avec les grands services alliés, américains, britanniques, allemands ?
La coopération avec les services de ces trois pays revêt une dimension stratégique, d’une densité exceptionnelle. Mais la DGSE entretient plus de 200 coopérations, la plupart très actives, avec des services de tailles variables, en fonction de nos intérêts respectifs et des capacités des pays concernés à être présents sur les théâtres qui nous intéressent. Cela inclut donc des services de taille moyenne mais qui ont développé des capacités de travail très pointues – je pense, par exemple, aux pays frontaliers de la Russie.
Dans la lutte contre le terrorisme islamiste, le principe est de coopérer en temps réel, y compris avec ceux avec lesquels les relations diplomatiques peuvent être ponctuellement tendues. Pour le reste, nous développons des coopérations « à la carte », qu’elles soient géographiques, thématiques ou techniques. Dans le domaine du renseignement, nous comptons des amis, bien sûr, mais aussi des partenaires dont l’agenda diplomatique est différent du nôtre. Une coopération ne se structure et ne se densifie que lorsque chacune des parties y trouve son intérêt.
« Collaborer avec tout le monde » contre le djihadisme, cela inclut-il la Russie ?
Oui, le principe de la coopération entre services de renseignement est de maintenir en permanence, sauf exception rarissime, une ligne ouverte, notamment en matière de lutte contre le terrorisme. Lorsque les relations entre chefs d’État ou réseaux diplomatiques sont dégradées, la ligne des services de renseignement doit fonctionner en tout temps, en toute heure, en respectant les principes du secret et la discrétion. C’est la condition pour que ces échanges perdurent dans un climat de confiance.
Serait-il utile de créer un service de renseignement commun en Europe ?
L’idée revient régulièrement. Elle est, selon moi, fondée sur un constat erroné qui voudrait que la coopération entre services européens ne fonctionne pas, ce qui n’est pas vrai. En outre, elle néglige la réalité, qui est que l’activité de renseignement est indissociable de la souveraineté de chaque État.
La guerre au Proche-Orient impacte-t-elle la menace terroriste en France ?
À court terme, la poursuite de la guerre et les drames humanitaires qu’elle engendre sont susceptibles de générer des actions de nature violente de la part d’individus qui s’estimeraient en devoir d’agir au nom de la cause de la défense de la Palestine ou des musulmans. Grâce au travail des services, la menace dite importée en France et en Europe est restée plus limitée que ce qu’on aurait pu craindre.
La guerre en Ukraine ne se gagnera pas sur le champ de bataille.
Pour l’heure, nous n’assistons pas au développement de réseaux structurés d’exportation de la menace. Mais, si le conflit devait durer, un certain nombre de groupes locaux pourraient tenter de prolonger leur action en dehors des frontières de l’État d’Israël. C’est un phénomène qui est à redouter au regard de notre expérience historique et auquel nous devons nous préparer avec nos services partenaires, dont ceux du Proche-Orient.
Et si les Américains, comme le président élu Trump l’a évoqué, retiraient leurs troupes d’Irak et de Syrie ?
Ne crions pas avant d’avoir mal ! Personne n’a envie de voir ressurgir les phénomènes auxquels on a assisté entre 2012 et 2015, qui ont conduit aux drames que l’on connaît. Notre intérêt commun est de veiller à ce qu’en première intention les services de ces pays, ou les forces qui luttent contre l’État islamique dans le Nord-Est syrien, continuent à bénéficier de notre assistance. Nous serons, j’en suis persuadé, en discussion active avec la nouvelle administration américaine et avec ses services de renseignement pour définir les meilleures modalités afin de faire en sorte que l’effort conduit par les pays de la région soit accompagné dans la durée.
Il est néanmoins probable que les intentions américaines vont évoluer…
Les États-Unis sont nos alliés. Avec leurs services de renseignement, la coopération est particulièrement intense car elle renforce notre sécurité mutuelle. Nous entretenons ensemble un partenariat stratégique hors du commun, qui n’a pas souffert lors du premier mandat présidentiel de Donald Trump. Je ne peux pas imaginer qu’une inflexion politique vienne fragiliser une coopération bilatérale qui remonte à la Seconde Guerre mondiale, que rien n’est jamais parvenu à abîmer ou affaiblir et qui se fait dans l’intérêt sécuritaire de chacun de nos deux pays.
La Russie est-elle en train de gagner la guerre en Ukraine ?
Depuis trois ans, l’Ukraine, grâce au courage de son peuple, bien sûr, mais grâce aussi au soutien franc, massif et croissant dont elle a bénéficié de la part des pays occidentaux, dont la France, a fait plus que résister à la guerre déclenchée par la Russie. Elle continue de se battre pour défendre sa souveraineté. Elle a réussi à stabiliser le front militaire. Néanmoins, les tendances militaires des derniers mois sur le terrain ne sont pas en sa faveur.
La personnalisation de la prise de décision en Russie, en Chine ou en Iran rend notre travail plus complexe.
Pour ma part, j’ai deux certitudes. D’abord, que cette guerre ne se gagnera pas sur le champ de bataille : quelles que soient les dynamiques à l’œuvre sur le plan tactique, personne n’anticipe que l’un des deux États s’effondrera militairement. Ensuite, que ce conflit se terminera par une négociation qui devra impérativement préserver, durablement, l’intégrité territoriale de l’Ukraine. L’Europe doit être à la table des négociations. Le premier objectif sera de préserver la souveraineté de l’Ukraine sur son territoire et la pérennité de l’État ukrainien. Dans le même temps, il sera essentiel que la question des garanties de sécurité européennes soit au cœur de ces négociations, quels que soient leurs formats. Dans l’attente du moment où ses dirigeants estimeront que les conditions de cette négociation sont réunies, tout doit être fait pour que l’Ukraine arrive à cette négociation en position de force.
Avez-vous été surpris de l’irruption de la Corée du Nord dans le conflit ?
Nous savions que la Russie et la Corée du Nord étaient liées depuis le début de l’été par un traité de défense mutuelle. Les deux chefs d’État n’en ont pas fait mystère. Nous savions aussi que la Corée du Nord fournissait une aide balistique et livrait des munitions à la Russie. Les services travaillaient sur la question d’un soutien en troupes. Nous savions que cette perspective était étudiée par le Kremlin. Même si le choix du président russe interroge quant à ses finalités et ses contreparties – et pas qu’en France –, notre pays n’a pas été surpris lorsque les premiers éléments nord-coréens sont arrivés en Russie.
Quel regard professionnel portez-vous sur l’affirmation selon laquelle notre monde devient de plus en plus dangereux ?
Depuis quelques années, les rapports entre États sont de plus en plus brutaux. L’époque où la plupart des pays partageaient des règles du jeu communes pour défendre leurs intérêts et reconnaissaient des arbitres comme l’ONU en cas de conflit est révolue. Les instances de régulation internationales et leur capacité à peser dans la prévention ou le règlement des conflits sont fragilisées. Un nombre croissant d’États privilégie aujourd’hui la confrontation plutôt que la compétition et considère le recours à la force, ou la menace de la force, comme légitime.
Plusieurs tabous, comme l’emploi de la force militaire et l’équilibre nucléaire, ont sauté. Cette brutalité s’exprime également sous le seuil des conflits armés. Dans un monde interconnecté, l’outil cyber ou l’arme informationnelle sont utilisés pour déstabiliser ses adversaires. Autre phénomène : l’émergence de puissances de niveau intermédiaire a conduit à la multiplication d’alliances transactionnelles, très fluctuantes, dans lesquelles chaque État privilégie la quête de ses intérêts immédiats.
Comment la DGSE s’adapte-t-elle à ces bouleversements ?
Un monde plus instable, plus imprévisible, est évidemment plus difficile à décrypter et ses évolutions sont plus difficiles à prévoir. Or anticiper les crises et renseigner sur les intentions des acteurs sont au cœur de notre mission. D’autant qu’à la brutalité des rapports internationaux s’est ajouté un nouvel élément majeur : la personnalisation de la prise de décision, en Russie, en Chine, en Iran, et je pourrais citer de nombreux autres États, même parmi nos démocraties occidentales. Cela rend notre travail plus complexe car le cercle des décideurs est plus restreint. Autre phénomène, qui bouleverse le travail de notre service : l’accélération du tempo de la prise de décision.
La France sait faire passer des messages ciblés à chaque fois que c’est nécessaire.
Mais face à ces bouleversements et au durcissement des relations internationales, la France est loin d’être désarmée. Elle adapte en permanence ses outils et, pour la DGSE, ses axes d’efforts. Deux exemples. Le renseignement économique, d’abord, qui est désormais au cœur de l’activité du service. La zone indo-pacifique, ensuite, qui a été érigée en priorité par le président de la République. La DGSE a accru les moyens dédiés au suivi de cette région pour à la fois développer localement nos partenariats mais également, grâce à un travail de renseignement accru, pour permettre à la coopération que nous entretenons avec la Chine de se développer, conformément à la volonté de nos dirigeants, mais sans aucune naïveté ni risque pour notre souveraineté.
Dans certains pays, est-il encore possible de collecter du renseignement humain ? La Russie, l’Azerbaïdjan, l’Iran, etc. ont récemment interpellé des ressortissants français en les accusant d’être des espions…
Plusieurs pays procèdent effectivement à l’interpellation de ressortissants occidentaux dans une logique d’instrumentalisation, ce qui est intolérable. Mais les cas que vous citez relèvent de logiques très différentes les unes des autres.
Et au Burkina Faso, où quatre agents de la DGSE sont incarcérés depuis près d’un an ?
Cette situation est particulièrement douloureuse à porter, pour moi, pour l’ensemble des personnels de la DGSE, pour les familles de nos agents détenus à Ouagadougou et, bien entendu, pour nos quatre camarades eux-mêmes. Nous mettons toute notre énergie pour que cesse cette situation éprouvante le plus vite possible. C’est ma priorité absolue.
Comment la DGSE répond-elle aux pays qui s’en prennent à nos intérêts ?
La France est attachée au respect du droit international et privilégie le règlement pacifique et diplomatique des conflits. Mais elle sait aussi faire passer des messages ciblés à chaque fois que c’est nécessaire. Pour autant, répondre aux États qui nous menacent, ce n’est pas forcément faire comme eux. Ils jouent sur la peur, la crainte ou l’intimidation, quand la puissance de la France repose sur son dynamisme économique, sa recherche, son soft power, sa culture, etc.
Quand on s’en prend à elle, la France répond fermement, au besoin en utilisant le canal de la clandestinité.
C’est notre force de pouvoir employer des moyens de riposte dont nous n’avons pas à rougir et de dénoncer, publiquement, les méthodes déstabilisatrices employées à l’encontre de nos intérêts. Deux exemples parmi tant d’autres : quand j’étais à la tête de la DGSI, nous avons mis un terme à quatre affaires d’espionnage impliquant les services russes, ce qui a donné lieu à des actions judiciaires ou diplomatiques. Autre exemple : le président de la République a pris la décision, il y a trois ans, de créer Viginum, un outil unique en Europe, qui détecte les agressions informationnelles auxquelles se livrent certains États et alerte l’opinion publique pour que celle-ci ne soit pas dupe des manipulations.
N’y a-t-il pas une certaine naïveté à refuser d’agir œil pour œil, dent pour dent face à certains États, comme l’Azerbaïdjan qui assassine des opposants sur notre territoire ou déstabilise la Nouvelle-Calédonie…
La diplomatie et les services de renseignement français ne sont ni naïfs ni passifs. Face à des pays qui ont des attitudes très agressives à notre encontre et souvent s’en vantent, nous ne restons pas les bras croisés. Quand on s’en prend à elle, la France répond fermement, au besoin en utilisant le canal de la clandestinité.
Au Sahel, l’expansion des groupes terroristes est un problème très préoccupant, et pas que pour la France.
Mais, contrairement à ce qui prévaut dans les États autoritaires, les démocraties ne peuvent, sans se dénaturer elles-mêmes, instrumentaliser leurs systèmes judiciaires ou s’asseoir sur les principes constitutionnels qui les fondent, parfois depuis des siècles. Elles y perdraient leur âme. C’est l’honneur d’une démocratie, et aussi la garantie de la pérennité de cette forme de régime par rapport aux régimes autoritaires, de ne pas rendre coup pour coup, de contrôler ses ripostes, en ne s’abaissant pas à l’utilisation de certaines méthodes.
En Afrique francophone, cependant, la France semble avoir perdu toute son influence au profit de la Russie…
Je ne rejoins pas cette appréciation, même si, effectivement, nous avons observé la présence accrue de mercenaires et de soldats russes. L’Afrique subsaharienne a été durement frappée par la progression des mouvements djihadistes et a eu à connaître une vague inédite de coups d’État. Je mentirais en disant que nous avons suivi en France ces bouleversements avec détachement car notre pays est intervenu au Sahel au cours de cette dernière décennie pour empêcher des groupes terroristes d’établir un califat dans la région.
En lien avec de nombreux partenaires internationaux et les pays de la région, les armées françaises ont réussi cela. Nos soldats sont tombés au Sahel, où notre pays a toujours agi de bonne foi, en pleine coordination avec ses partenaires, pour apporter sa contribution à la sécurité et à la stabilité de la région. Aujourd’hui, au Sahel, nous regardons vers l’avenir. À ce titre, l’expansion des groupes terroristes est un problème très préoccupant, et pas que pour la France.
Néanmoins, votre service a perdu du terrain dans une zone qui était l’un de ses points forts…
Le service ne peut pas se réjouir de voir que des groupes terroristes gagnent du terrain au Sahel. Il continue de s’investir dans la prévention de ces menaces terroristes. Le terrorisme n’a pas de frontières et la DGSE, à chaque fois qu’elle est en capacité de caractériser des menaces, ne fait aucune rétention d’informations, quelles que soient les relations diplomatiques que nous entretenons avec les États visés.
Oui, la DGSE a dû réorganiser et réarticuler son dispositif dans la zone, mais elle continue à entretenir, voire à renforcer les partenariats que nous avions avec un nombre de pays, notamment du golfe de Guinée, qui considèrent que la France est un acteur sécuritaire important et que l’expérience et le soutien de la DGSE sont utiles pour faire face à ces groupes terroristes.
Entre services de renseignement, la guerre des clans appartient à l’histoire.
Nous avons avec eux un dialogue de grande confiance. Je constate ainsi, dans mes nombreux contacts avec mes collègues africains, que, conformément aux orientations du chef de l’État, nos propositions de partenariats équilibrés, gagnant-gagnant, entre États souverains, qui ont chacun intérêt à renforcer leur coopération, suscitent une envie qui est très loin d’avoir disparu – et bien au-delà du seul domaine militaire. Et ce, d’autant plus que les modèles prétendument alternatifs, singulièrement le modèle russe, montrent aujourd’hui toutes leurs limites.
Avec le recul, quelle part la Russie a-t-elle justement jouée dans la série de coups d’État au Sahel ces dernières années ?

La Russie a mené – et continue de mener – des manœuvres d’ingérence et informationnelles visant à dénaturer les raisons de l’investissement français en Afrique en propageant un discours dénonçant le néocolonialisme et en occultant le fait qu’elle-même, au travers de ses groupes paramilitaires, se comporte justement de la sorte. Indéniablement, la Russie a préparé le terrain à une expression antifrançaise, même si les coups d’État répondaient à des logiques différentes selon les pays et relevaient, pour une grande partie, de dynamiques internes.
Nicolas Lerner, patron de la Direction générale de la sécurité extérieure, au siège de la DGSE, caserne Mortier (Paris 20e), le 15 novembre 2024. © Khanh Renaud pour « Le Point »
La reconnaissance par la France de la marocanité du Sahara occidental a-t-elle compromis nos relations avec les services algériens ?
Le président de la République a récemment fait le choix d’ouvrir une nouvelle page dans la relation de notre pays avec le royaume du Maroc. La coopération de la DGSE avec les services de sécurité de ce pays s’inscrit pleinement dans le cadre de ce partenariat d’exception. Dans le même temps, la France continue de considérer que ses relations avec l’Algérie sont d’importance et d’intérêt mutuel majeurs. Dans le domaine du renseignement, il n’est dans l’intérêt ni de la France ni de l’Algérie de rompre les contacts.
La guerre entre Israël et le Hezbollah accélère-t-elle les tentatives de l’Iran de se doter de la bombe atomique ?
La cinétique des conflits peut aujourd’hui accroître l’intérêt de se doter de l’arme atomique. Au Proche-Orient, les conséquences d’un Iran nucléaire pour notre sécurité et la stabilité de la région seraient extrêmement graves. Tout est fait pour l’éviter. La posture publique des autorités iraniennes, qui indiquent que l’Iran ne souhaite pas se doter de l’arme atomique, n’a pas changé. Néanmoins, le contexte régional a conduit mon service, en partenariat avec nos principaux partenaires concernés, à renforcer les moyens de suivi de l’activité proliférante iranienne.
Face à des États, comme la Chine ou la Russie, qui comptent plusieurs dizaines de milliers d’agents de renseignement et toujours plus de moyens, les services français ne sont-ils pas condamnés à être distancés ?
Sous l’impulsion du président de la République, les efforts consentis par l’État au bénéfice de la communauté du renseignement sont massifs. Depuis 2017, et à l’image de la DGSI, mon ancien service, la DGSE a accru ses effectifs de plus de 1 000 agents. Dans le cadre de l’actuelle loi de programmation militaire, portée et défendue par le ministre des Armées Sébastien Lecornu, ce sont plus de 700 postes supplémentaires qui seront ouverts. Je ne crois pas qu’il y ait, au sein de l’État, une seule administration qui a connu une telle croissance de ses moyens depuis dix ans !

Dans un monde hyperconnecté, le travail de tout agent à l’étranger est également rendu plus risqué.
La DGSE a, en parallèle, bénéficié d’un quasi-doublement de ses capacités d’investissement depuis 2017, et cela, sans évoquer le projet de déménagement de son siège de la caserne Mortier au fort de Vincennes. Cet effort sans précédent nous oblige. Entre services de renseignement, la guerre des clans appartient à l’histoire. La coopération, l’intimité opérationnelle : voilà ce qui fonde notre quotidien, à tous les niveaux, dans le cadre du pilotage stratégique exercé par le coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT). L’ensemble de la communauté du renseignement bénéficie par ailleurs des investissements technologiques réalisés par la DGSE.
Le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, et Nicolas Lerner, patron de la Direction générale de la sécurité extérieure, au Fort-Neuf de Vincennes (Val-de-Marne), futur siège de la DGSE, le 12 novembre 2024. © Khanh Renaud pour « Le Point »
Sur un plan technologique, sommes-nous vraiment encore au niveau ?
On me demande souvent ce qui m’empêche de dormir. Je réponds que ce n’est plus l’état du monde, car, dans ce cas, je serais malheureusement en insomnie permanente… Ce qui me préoccupe jour et nuit, c’est plutôt de passer à côté d’une rupture technologique. Quand on est à la tête d’un service comme la DGSE, quand on connaît son histoire et qu’on mesure l’engagement de ses agents, on doit avoir une priorité : leur donner les moyens de pouvoir travailler durablement le plus efficacement possible. Le jour où je quitterai mes fonctions, je ne veux pas me dire que j’ai raté une marche dans le domaine technologique.
Dans quelle mesure l’intelligence artificielle change-t-elle votre métier ?
Le ministre des Armées a conçu et engagé un plan d’investissement massif dans ce domaine, qui s’applique évidemment à la DGSE. Aujourd’hui, l’intelligence artificielle est utilisée tout à la fois pour orienter nos capteurs mais aussi pour exploiter notre production en tentant de faire apparaître des éléments que l’esprit humain ne serait pas capable de mettre en évidence, ou à qui cela prendrait un temps incompatible avec le temps du renseignement. Nos premiers cas d’usage donnent très grande satisfaction.
Le renseignement humain devient-il moins important ?
Indéniablement, le recueil de renseignements humains est aujourd’hui rendu plus compliqué. Alors que les circuits de prise de décision sont de plus en plus resserrés à l’étranger, pénétrer en leur cœur est de plus en plus ardu. Dans un monde hyperconnecté, le travail de tout agent à l’étranger est également rendu plus risqué. Mais, comme dans tout grand service de renseignement, la recherche de sources humaines reste au cœur de notre activité.
Arrivez-vous à recruter les profils que vous souhaitez ?
La question des ressources humaines est capitale car il nous faut séduire et conserver les meilleurs profils, les meilleurs talents. Beaucoup de jeunes sont attirés par les opportunités offertes par la DGSE, la diversité des métiers, le sens de la mission. La clé est de les fidéliser, dans un univers très compétitif. Un jeune qui entre à la DGSE ne se dit plus nécessairement qu’il y fera quarante ans de carrière. Il faut donc accepter de le laisser partir au bout de quelques années, d’aller voir ailleurs… pour, éventuellement, le voir revenir plus tard, plus fort, riche d’une nouvelle expérience. Je considère que, notamment dans le domaine technique, la DGSE est très compétitive. Elle doit absolument le rester.
Depuis le succès de la série Bureau des légendes, de plus en plus d’anciens publient des livres, racontent leur expérience, etc. Est-ce compatible avec votre exigence de clandestinité ?
Quand on fait une carrière à la DGSE, on vit des choses hors du commun. La tentation de le raconter, dans un cadre privé ou plus élargi, est humaine, mais elle peut conduire à la mort du renseignement. Or nos effectifs tournent, certains partent à la retraite, changent d’emploi… C’est donc un vrai sujet sécuritaire, comme pour tous les services du monde. Pour ma part, j’assume une ligne extrêmement sévère, qui ne doit pas souffrir d’exception : quiconque évoque son activité à « la boîte » sans autorisation doit faire l’objet de poursuites et de sanctions. En effet, au-delà de telle ou telle affaire, c’est l’ensemble de notre maison qu’il fragilise.
par Pierre Andrès | Nov 30, 2024 | Actualités organisation AICS-SR
Des troubles se préparent au Tadjikistan
Cette nation d’Asie centrale peu connue, fossile vivant de l’autocratie de l’ère soviétique, est aux prises avec une série de défis sécuritaires et économiques déstabilisateurs.

Après 32 ans au pouvoir, le président EmomaliRahmon se prépare à transmettre le pouvoir au Tadjikistan à son fils et à consolider le contrôle au sein du clan familial. © Getty Images
En un mot
- Le Tadjikistan est lié à une souche virulente de terrorisme, qui inquiète ses voisins
- La transition de leadership vise à établir une dynastie régnante héréditaire
- Des doutes subsistent quant à la capacité du Tadjikistan à contenir les militants islamistes
Située au cœur des montagnes du Pamir, en Asie centrale, entre l’Ouzbékistan, le Kirghizistan, la Chine et l’Afghanistan, la République du Tadjikistan est un endroit que peu de personnes extérieures à la région ont visité et que beaucoup ne peuvent même pas localiser sur une carte. Pourtant, les événements récents ont mis en lumière des raisons géopolitiques importantes qui justifient de prêter attention aux développements dans le pays.
La première et la plus dramatique de ces raisons s’est produite le 22 mars 2024, lorsque des terroristes ont attaqué l’ hôtel de ville Crocus à Moscou , faisant 145 morts. Quatre ressortissants tadjiks ont été arrêtés en lien avec l’attaque. Tous étaient affiliés au groupe militant État islamique de la province du Khorasan, communément appelé ISIS-K, basé dans le nord de l’Afghanistan.
Expulsion des Tadjiks de Russie
La conséquence immédiate de l’attaque a été l’expulsion massive de ressortissants tadjiks de Russie. Le 6 août, la ministre du Travail, des Migrations et de l’Emploi du Tadjikistan, GulnoraHasanzoda, a déclaré qu’au cours des six premiers mois de 2024, la Russie avait expulsé plus de 17 000 travailleurs migrants tadjiks. Craignant une escalade de la xénophobie et du harcèlement déjà importants, de nombreux autres Tadjiks ont choisi de quitter la Russie volontairement. Le 10 septembre, l’ambassade du Tadjikistan à Moscou a émis un avertissement à ses citoyens contre tout voyage en Russie. Compte tenu de l’importance des transferts de fonds des travailleurs migrants en Russie pour l’économie tadjike, cette nouvelle est regrettable.
Les liens entre le Tadjikistan et la Russie ne se sont pas limités à ses relations avec le terrorisme. L’attentat de mars à Moscou a fait suite à un attentat suicide dans la ville iranienne de Kerman , qui a fait 96 morts en janvier. Cet attentat visait une cérémonie commémorative en l’honneur du commandant du Corps des gardiens de la révolution iranienne, QassemSoleimani, tué dans une frappe de drone américaine près de l’aéroport de Bagdad. L’attentat de Kerman aurait également été perpétré par des militants tadjiks affiliés à l’EI-K.
Faits et chiffres
Tadjikistan
- Capitale : Douchanbé
- Superficie : 143 100 kilomètres carrés (55 300 milles carrés) ; environ 25 % plus grand que la Bulgarie ; plus de 90 % du pays est montagneux
- Population : Environ 10,6 millions ; le principal groupe ethnique est celui des Tadjiks (environ 79,9 %), suivi des Ouzbeks (15,3 %), des Russes (1,1 %) et des Kirghizes (1,1 %)
- Religion : 97,5% de la population adhère à l’Islam
- Industries clés : production d’aluminium et agriculture, notamment coton.
- PIB nominal, 2023 : environ 12,06 milliards de dollars ; PIB par habitant (PPA) : environ 5 300 dollars
- Taux de croissance du PIB : 8,3 % en 2023, avec une prévision de croissance de 6,5 % en 2024 et 2025
Source : Banque mondiale, CIA World Factbook
Pour les dirigeants de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), qui accorde une grande importance à la sécurité régionale, ces évolutions représentent un danger clair et actuel. Lorsque l’organisation s’est réunie pour sa réunion annuelle à Astana, au Kazakhstan, le 4 juillet 2024, la montée du terrorisme, liée à la menace croissante pour la stabilité régionale émanant de l’Afghanistan dirigé par les talibans, était au cœur des préoccupations. L’acceptation antérieure par le groupe de l’Iran comme membre à part entière en juillet 2023 rend cette question encore plus pressante.

Les Tadjiks représentent environ 80 % de la population du Tadjikistan et environ 27 % de la population de l’Afghanistan, où ils exercent une influence considérable sur les questions politiques, militaires et économiques. © GIS
Liens avec l’Afghanistan
Ces observations se combinent pour présenter une deuxième raison, connexe, pour laquelle le Tadjikistan mérite une attention plus particulière. Parmi les cinq pays qui composent l’Asie centrale, communément appelés « les Stans », le Tadjikistan se distingue par ses liens étroits avec l’Afghanistan. Alors que les quatre autres pays sont turcophones et partagent des racines communes dans cette tradition, les Tadjiks parlent le farsi et ont des liens culturels et historiques avec l’Afghanistan. Bien que les estimations varient, on estime que les Tadjiks constituent plus d’un quart de la population afghane. En fait, il y a plus de Tadjiks en Afghanistan qu’au Tadjikistan même.
Les deux pays partagent une longue frontière à travers un terrain montagneux accidenté qui présente des opportunités importantes pour le trafic de drogue et l’infiltration de terroristes. Cette situation est l’une des principales raisons pour lesquelles la Chine maintient une base militaire au Tadjikistan, sa première base militaire pleinement opérationnelle en dehors de son propre territoire. Les troupes de cette base effectuent des patrouilles conjointes avec les forces frontalières tadjikes, et Pékin a investi dans le renforcement de la sécurité à la frontière tadjike . On craint que les groupes islamistes n’aggravent l’instabilité dans la région du Xinjiang, à l’extrême est de la Chine , déjà en proie à des troubles, qui borde l’Afghanistan.

Kashgar, province du Xinjiang, janvier 2022 : des policiers chinois patrouillent à la frontière entre la Chine et le Tadjikistan. © Getty Images
Les liens entre le Tadjikistan et l’Afghanistan sont devenus particulièrement évidents pendant la guerre lancée par les États-Unis et leur coalition pour démanteler les talibans en représailles à leur abri des terroristes responsables des attentats du 11 septembre. L’Alliance du Nord, dont le chef, Ahmad Shah Masoud, était un Tadjik originaire du nord de la vallée du Panshir, était un allié important des États-Unis en Afghanistan.
Après le retrait précipité des forces américaines d’Afghanistan et le retour au pouvoir des talibans, la branche afghane affaiblie de l’Etat islamique (ISIS-K) a étendu sa présence dans les régions frontalières avec le Tadjikistan, où les Tadjiks sont majoritaires. Bien que le nombre de membres de l’ISIS-K ne soit pas estimé à plus de 4 000 à 6 000, membres des familles compris, la menace d’une implantation du groupe au Tadjikistan est réelle. Une question cruciale est de savoir si le gouvernement peut efficacement faire face à la menace islamiste. Cette situation alimente une troisième raison politiquement importante qui justifie de suivre de près les événements actuels dans le pays : le pays est confronté à une transition politique.
Une transition de pouvoir sensible
Pour les pays où la démocratie est faible ou absente, les changements de dirigeants sont des moments de vérité. Les hommes forts qui se maintiennent au pouvoir pendant de longues périodes privilégient généralement leur propre sécurité et nourrissent souvent l’ambition d’établir une dynastie héréditaire. La Corée du Nord illustre les conséquences politiques et économiques extrêmes de la création d’une autocratie héréditaire.
Les cinq pays d’Asie centrale partagent des traditions historiques communes de structures claniques et de pouvoir irresponsable. Même si l’on met de côté le cas notable du Kirghizistan – qui s’est distingué par des élections contestées – les trois plus grands pays, le Turkménistan, l’Ouzbékistan et le Kazakhstan, offrent des exemples de la manière dont les élites peuvent s’entendre sur une transition ordonnée vers un nouveau leadership non héréditaire, bien que dans des contextes et des délais différents.
Le Tadjikistan a une longue histoire de répression sévère de l’islamisme militant.
Le Tadjikistan est le dernier des « Stans » à entreprendre une transition vers un nouveau gouvernement. Contrairement aux transitions précédentes dans ce groupe de pays, le processus au Tadjikistan risque d’être semé d’embûches.
Le président sortant EmomaliRahmon est au pouvoir depuis 1992 et est le dernier dirigeant de l’époque de l’influence soviétique en Asie centrale. Il semble déterminé à assurer la transmission du pouvoir à son fils, RustamEmomali. Ces derniers mois, une répression importante a visé des personnalités de l’opposition politique, des membres éminents des médias et même des commandants militaires légendaires de la guerre civile tadjike (1992-1997).
La longue répression
Bien que des arrestations aient été effectuées en réponse à une tentative de coup d’État présumée, les procureurs ont du mal à présenter un dossier crédible. L’instigateur présumé, SaidjafarUsmonzoda, député parlementaire et ancien chef du Parti démocratique du Tadjikistan, est associé à un parti qui a toujours fonctionné comme une opposition modérée et n’a jamais représenté une quelconque forme de menace pour le régime. Cependant, il a été accusé d’avoir conspiré avec des membres de l’opposition en exil.
Le Tadjikistan a une longue tradition de répression contre l’islamisme militant. Cette politique comprend la fermeture aléatoire de mosquées, l’imposition d’amendes aux femmes portant le hijab, le rasage forcé de la barbe des hommes et l’interdiction aux parents de donner des noms arabes à leurs enfants. Cette longue répression a commencé en septembre 2015 lorsque le gouvernement a accusé le Parti de la renaissance islamique du Tadjikistan d’être impliqué dans une tentative de coup d’État islamiste. Bien qu’aucune preuve crédible n’ait été présentée, le parti a été qualifié d’organisation terroriste et interdit de participer à la vie politique.
En mai 2015, GulmurodKhalimov, chef des forces spéciales du Tadjikistan, a fait défection au sein de l’EI. Dans une vidéo publiée sur YouTube, il a déclaré que la répression menée par le gouvernement contre les musulmans avait motivé sa décision. La défection de M. Khalimov était importante en raison de son poste de haut rang en tant qu’officier militaire et de sa formation antérieure aux tactiques de lutte contre le terrorisme aux États-Unis et en Russie. Une récompense pouvant aller jusqu’à 3 millions de dollars était offerte pour toute information menant à sa capture. Il aurait été tué en Syrie en septembre 2017.
Parallèlement, le gouvernement du Tadjikistan réprime la minorité pamirienne qui réside dans la région autonome du Haut-Badakhchan (GBAO), située à l’est du pays. Cette région, qui borde la Chine et l’Afghanistan, abrite plusieurs groupes ethniques qui pratiquent l’islam chiite, contrairement à la majorité sunnite des Tadjiks. Les Pamiriens n’ont pas été officiellement reconnus comme minorité, ce qui a conduit à une répression systématique.
Ce conflit a atteint son paroxysme en mai 2022, lorsqu’une manifestation pacifique a été violemment réprimée par la police et les forces de sécurité. Au cours des semaines suivantes, des dizaines de personnes ont été tuées et des centaines d’autres arrêtées. Si la répression des droits de la minorité pamirie a une dimension religieuse, il semble que la répression en cours soit principalement motivée par le désir d’écraser l’opposition au régime plutôt que par la peur pure et simple de l’islam militant.
Scénarios
L’évolution de la situation au Tadjikistan peut prendre deux directions très différentes.
Plus probable : l’autocratie héréditaire est établie
Ce scénario est soutenu par une croissance économique robuste , tirée par l’augmentation des revenus des exportations d’or et par une forte augmentation des dépenses d’infrastructure. En 2023, le produit intérieur brut (PIB) du Tadjikistan a augmenté de 8,3 %, les prévisions indiquant un taux de croissance continu de 6,5 % pour 2024 et 2025.
Le scénario le plus probable est que le plan de transition du président réussisse, ce qui permettrait au gouvernement de conserver suffisamment de ressources pour satisfaire ses fidèles et empêcher un coup d’État. Cependant, cette stabilité est fragile, et Moscou et Pékin surveilleront de près tout signe d’influence croissante de l’EI-K parmi les jeunes pauvres des zones rurales.
Les risques sont nombreux. La perte des transferts de fonds des travailleurs migrants constitue une menace sérieuse pour l’économie. La Banque mondiale a mis en garde contre une baisse potentielle des transferts de fonds en raison de l’escalade des tensions mondiales et du durcissement des politiques migratoires en Russie, où travaillent de nombreux Tadjiks.
En outre, la sécurité énergétique est menacée. Le réchauffement climatique a provoqué la fonte des glaciers, ce qui a réduit l’approvisionnement en eau pour la production d’énergie hydroélectrique, principale source d’énergie du Tadjikistan. En conséquence, le pays est confronté à un rationnement récurrent de l’électricité pendant les mois d’hiver. Cette année, le rationnement a commencé le 22 septembre, soit un mois plus tôt que d’habitude. La sécurité alimentaire est également un problème urgent. La croissance démographique rapide combinée à une pénurie de terres arables a entraîné une dépendance croissante aux importations alimentaires. Cela expose le pays aux risques de perturbations potentielles de la chaîne d’approvisionnement ou de hausse des prix mondiaux des denrées alimentaires.
Un autre danger pour le régime réside dans le risque d’une dégradation des performances économiques en cas de basculement vers une autocratie dynastique. La majorité de la population vivant au niveau ou en dessous du seuil de pauvreté, la détérioration des conditions de vie pourrait pousser les gens à se tourner vers l’islamisme militant. En réponse, le régime est susceptible de réagir avec sévérité à ces menaces.
Les membres de la dynastie émergente semblent avoir fermement le contrôle du pays, les médias d’État présentant le président Rahmon comme le « garant de la paix et de la stabilité » tout en préparant son fils à lui succéder. À la tête de la chambre haute du Parlement, RustamEmomali constitue sa propre équipe pour cette transition. Pendant ce temps, la fille aînée du président, Ozoda, occupe le poste de chef de cabinet, et son mari est un banquier influent ; ses autres filles et leurs épouses occupent des postes clés dans les principaux secteurs économiques.
Moins probable : échec du régime
Le scénario alternatif est celui d’un effondrement du régime sans aucun concurrent viable prêt à prendre la relève. Le régime pourrait être sérieusement mis à mal par une aggravation de la pauvreté sociale et économique conduisant à une insurrection populaire, ou par un soulèvement ethnique au Haut-Badakhchan qui se propagerait à l’échelle nationale.
Mais la plus grande menace vient des défections possibles au sein de l’armée, comme celle du commandant Khalimov en 2015. De telles défections pourraient faciliter une infiltration accrue de l’EI-K, ce qui déclencherait une intervention militaire de l’OCS. La Chine et la Russie ont toutes deux des troupes au Tadjikistan qui pourraient être sollicitées par le régime pour aider à rétablir l’ordre.